Les portes du ressenti Thierry Vissac |
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Ma proposition est une invitation à porter l’attention, à recontacter en conscience, ce que l’on éprouve au-dedans de soi, ce que l’on ressent. L’attention est la clé, le ressenti est la porte.
Dans un tel processus, je ne donne pas de valeur particulière à ce que l’on ressent, ni ne lui en retire aucune non plus, je fais de l’acte de ressentir (plus que de ce qui est ressenti) un chemin de réconciliation et de libération.
Cette orientation n’est pas toujours comprise comme la clé et la porte ni sur quoi elles ouvrent. On peut rapprocher l’idée de « ressentir » à l’attention portée sur le souffle dans certaines thérapies ou penser à une simple hygiène émotionnelle, mais, sans renier l’intérêt de ces deux pratiques, la perspective est plus large.
Dans notre civilisation occidentale, la pensée a
pris toute la place. Même dans les démarches philosophiques,
spirituelles et thérapeutiques, le concept a supplanté le vécu au
point que de nombreuses personnes sincères confondent « comprendre
quelque chose avec la tête » avec « le vivre dans sa chair » ou
l’intégrer dans le tissu du quotidien. J’évoque ce dilemme dans
« Une spiritualité sans passé », où je suggère de faire table rase
de toutes les pensées héritées (croyances) qui n’ont pas été
« éprouvées » en soi, dont on n’a pas vérifié la validité dans sa
propre vie intérieure.
Quand l’attention d’un être humain revient au
ressenti, elle revient à l’endroit du vivant, avant que la pensée ne
s’en soit emparée.
Quand je dis ressenti, je ne dis pas seulement
« sensation » (le corps), j’évoque aussi l’émotion (événement
intérieur mouvant), petite fille délaissée dans nombre d’écoles
spirituelles. Les portes du ressenti ouvrent d’abord sur l’acte lui-même : notre capacité à ressentir avant de penser. Nous sommes des êtres qui éprouvent, qui perçoivent intimement, qui ont l’intuition de… avant de le formuler. Or, il se trouve que l’expérience spirituelle (retrouver sa nature profonde) se joue dans cet espace du ressenti intime et non dans la pensée. Tout ce que nous éprouvons se produit et s’expérimente par le biais de l’attention consciente au-dedans de nous, dans le « cœur », dans le « ventre », dans notre chair et les régions plus immatérielles du sentiment. Par conséquent, quand j’offre à un penseur spirituel, par la question « Pouvez-vous dire ce que vous ressentez dans l’instant ? », de franchir la porte de son ressenti, je ne réduis pas la démarche spirituelle à une thérapie corporelle, je lui indique la porte qui conduit à l’endroit qu’il cherche, je lui rappelle l’acte qui ouvre sur l’exploration de sa nature.
Mais si cet acte ramène à une émotion
désagréable et récurrente dont on veut se débarrasser à
tout prix, comment pourrait-on trouver le soulagement ou la
libération que l'on cherche ? J’ai constaté que la fuite de l’émotion,
justifiée par son caractère éventuellement désagréable, est ce qui
enferme dans la pensée, cette dernière étant plus sécurisante, mieux
contrôlée et permettant de « se couper » de toute irruption
mouvante. Revenir au ressenti de l’émotion, ce n’est pas se faire
croire qu’elle est agréable si elle ne l’est pas, c’est reconnaître
plus simplement qu’elle est là, l’éprouver, la laisser être et la
laisser se dissoudre (le processus que je résume par « être avec »).
Ce n’est donc pas l’émotion en elle-même qui
présente l’intérêt principal, mais l’acte de l’accompagner en
conscience. C’est amener l’acte de conscience à l’endroit de
l’incarnation. Ce « ressenti de l’émotion » (l’attention ramenée à
l’existence et au chemin de l’émotion en soi) a pour effet premier
de réduire la douleur qu’elle provoque, par le fait qu’on ne lutte
pas contre elle et qu’on la laisse s’exprimer naturellement.
Toutefois,
je précise à nouveau que cet acte n’a pas seulement pour objectif de
soigner l’émotion mais d’ouvrir sur l’espace réel où l’expérience de
notre propre nature est possible.
Il y a principalement dans l’acte de ressentir
un aspect de « vérité » : reconnaître la « vérité de l’instant ». À
moins d’avoir à l’esprit l’idée que ce que l’on ressent est une
erreur de la nature, qu’il faut absolument le contrôler ou le
modifier, ce qui s’anime en soi ne peut qu’être reconnu comme
« vérité de l’instant ». C’est le contenu de l’instant présent. Ce
que l’on éprouve au-dedans de soi est ce que l’Intelligence de la
vie exprime à travers nous à ce moment donné. Notre relation à cette
expression de l’Intelligence (même dans ses formes moins agréables)
est déterminante dans notre regard sur nous-mêmes et sur le monde,
dans la réconciliation avec notre nature profonde et notre capacité
à être ouvert à l’environnement.
Les grandes valeurs spirituelles ne se « vivent » pas avec la tête, dans une analyse mentale de leur réalité, mais par le ressenti intime. L’amour, la liberté, la joie, et la paix s’éprouvent en l’être et le ressenti est la porte qui nous y conduit, même s’il faut passer par des mouvements de vie en soi que l’on a longtemps jugés inférieurs ou inacceptables. Parce que dans cette relation ouverte avec le vivant en soi, il n’est plus question de faire de tri ou de sélectionner les expressions de l’Intelligence en fonction de nos préférences conditionnées. Il est vraiment question d’être en accord (non mental) avec « ce qui est » et de trouver un éveil authentique à sa nature par cette unité ressentie (et non pensée).
Pour approfondir, lire
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