< ISTENQS, Terribles agoras, Thierry Vissac

 

 

ISTENQS
Ici se termine enfin
Notre quête Spirituelle

 

Terribles agoras

 

 

 

Thierry Vissac

 

Des mots tendus par le besoin de reconnaissance, une fausse humilité de façade qui tente d’adoucir la perversion du propos, une pathétique mascarade de l’ego spirituel qui cherche à contrôler la blessure, à guérir en attaquant, à retomber sur ses pieds, toujours sur la brèche, incapable de s’abandonner à sa cuisante défaite.


Les forums Internet ont produit une pathologie moderne : l’anonymat et la maîtrise du langage peuvent fournir aux plus habiles un masque et un statut qu’ils n’auraient jamais obtenus autrement.
Les dialogues jouent alors de faux-semblants, qui ne trompent guère sur le véritable moteur des propos, mais qui parviennent à maintenir une certaine illusion. Des coalitions se forment, soutenues par cet accord tacite qui leur permet de gérer leurs blessures en usant conjointement des mêmes stratagèmes.


C’est alors plus une petite armée qui se constitue qu’une famille spirituelle. Et les concepts, les principes les plus inspirants deviennent des armes sous leurs doigts fébriles qui frappent les claviers, le cœur battant, la plaie ouverte mais toujours avec l’émoticône du sourire, celle qui dit : « je t’aime », alors qu’il veut dire : « aime moi », celui qui dit : « je suis zen » alors qu’il veut dire : « accepte ce que je te dis pour que je puisse retrouver la paix en moi ».


La valeur naturelle des protagonistes de ce jeu de dupes n’est pas en question, c’est le drame et l’intérêt de cette situation à la fois. Tout peut nous enseigner.
 
Celui qui cherche à être aimé en le criant haut et fort pressent qu’il sera rejeté dans sa demande. Mais comme la demande est irréductible, il cherche des stratégies pour la « faire passer », plus subtilement ou de manière plus machiavélique. Certains ont des atouts, ils ont développé une connaissance, un art du verbe, un sens de l’humour, une sorte de « détachement verbal » et ces éléments, dans l’univers irréel d’Internet, sont largement suffisants pour créer un personnage parallèle, une « seconde vie » qui devrait permettre de compenser les manques de l’autre vie, la première, dont la place finit par se réduire dans le temps.
 
Si les forums d’amateurs de voitures de course (ou même de pornographie) sont transparents quant à l’attente et les besoins de compensation de leurs participants, certains de ceux qui traitent de « spiritualité » ou de « développement personnel » se travestissent en permanence. On y joue d’une subtilité dans la forme qui voudrait cacher le cri primal qui sous-tend la plupart des propos. Chez certains d’entre eux, il y a une conscience de cela en arrière-plan, mais cette perception intime est rarement éclairée, et le jeu se perpétue à défaut de trouver une autre voie d’expression. Quand la tension devient trop grande, quand la blessure se révèle intraitable malgré les efforts déployés pour la soigner au sein de cette mascarade, il peut y avoir une sorte d’effondrement en soi, douloureux dans un premier temps, déchirant mais salutaire.
 
Car Internet ne fournit pas de « relations » au sens où on l’entend habituellement. Tous ces êtres virtuels, ces pseudonymes sans âme, ne rapprochent de rien ni de personne, et ce qui ressemble à une tragédie à première vue peut devenir une renaissance après coup. Chacun est en fait confronté à lui-même. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais « un autre », pas plus dans le virtuel que dans le réel, qui pourrait apporter la compensation tant attendue à cette blessure première qui crie sa séparation, en déguisant sa plainte pour la faire accepter.
 
L’internaute est plus seul que jamais. Il croit parler à « des gens », à « une famille », à « un forum », mais il se parle à lui-même, affichant sur son écran la parade de l’ego. Mais ce qu’il lit de lui ne peut pas être lui, il le ressent intimement. Et ce qu’on lui répond est tout aussi décalé.


Jamais autant que dans cet univers de "la toile", le personnage social ne s’est pris dans ses propres filets. L’ouverture sur le monde (des millions de candidats potentiels pour se faire aimer !) n’ouvre en réalité que sur sa faille.


Une conscience bourgeonnante finit par s’éveiller : « Je n’obtiendrai pas ici, non plus, l’amour que je cherche » et : « Si l’autre, dans ma première vie, n’a jamais su me donner ce que j’attends de lui, l’autre, dans cette seconde vie, en est encore moins capable, parce qu’il est encore plus fictif que celui que j’avais la certitude de voir de mes yeux dans ma vie quotidienne ». Quel désespoir peut surgir de ce néant ! Mais quel moment initiatique aussi ! La technologie ne fournira pas plus de compensation que la "vraie vie".


Quand je vois certains débats, je me dis que les paroles de sagesse ne devraient pas être utilisées pour de si basses besognes, car elles font sur l’écran le bruit de la craie qui crisse sur un tableau.

L’internaute devrait prendre conscience de l’utilisation qu’il fait des agoras de l’Internet. Il aspire, au fond, à un soulagement qu'il ne sait pas provoquer, à la libération de son âme, pour la sortir du carcan du mensonge et de la fuite.
 
Qu’il suspende alors un instant les doigts au-dessus de son clavier, même un seul instant, et qu’il observe… Il n’y a rien qu’il doive dire à tout prix, personne à qui le dire, rien à protéger, rien à défendre, et dans ce désert qu’il avait peuplé de ses fantasmes et de ses mirages, surgit tout à coup, aussi nettement que ça, la possibilité d’une réconciliation avec lui-même, d’un apaisement qui ne cherche plus à passer par un mensonge, une fausse adhésion, et les petites miettes de reconnaissance que ce combat lui accorde parfois, mais qui n’apaiseront jamais sa soif d’amour.
 
Sans doute faut-il parfois en arriver à des extrêmes pour que se produise la prise de conscience ? C’est la voie abrupte, mais une voie à part entière. Encore faut-il, au moment de l’effondrement, avoir conscience qu’il ne s’agit pas d’aller reconstruire une autre illusion ailleurs.

 

© Thierry Vissac, Textes, photos et dessins sur toutes les pages du site .