Des mots tendus par le besoin de reconnaissance, une fausse humilité de
façade qui tente d’adoucir la perversion du propos, une pathétique
mascarade de l’ego spirituel qui cherche à contrôler la blessure, à
guérir en attaquant, à retomber sur ses pieds, toujours sur la brèche,
incapable de s’abandonner à sa cuisante défaite.
Les forums Internet ont produit une pathologie moderne :
l’anonymat et la maîtrise du langage peuvent fournir aux plus habiles
un masque et un statut qu’ils n’auraient
jamais obtenus autrement.
Les dialogues jouent alors de faux-semblants, qui ne trompent guère sur
le véritable moteur des propos, mais qui parviennent à
maintenir une certaine illusion. Des coalitions se forment, soutenues par cet
accord tacite qui leur permet de gérer leurs blessures en usant
conjointement des mêmes stratagèmes.
C’est alors plus une petite armée qui se constitue qu’une
famille spirituelle. Et les concepts, les principes les plus inspirants
deviennent des armes sous leurs doigts fébriles qui frappent les
claviers, le cœur battant, la plaie ouverte mais toujours avec
l’émoticône du sourire, celle qui dit : « je t’aime », alors qu’il veut
dire : « aime moi », celui qui dit : « je suis zen » alors qu’il veut
dire : « accepte ce que je te dis pour que je puisse retrouver la paix
en moi ».
La valeur naturelle des protagonistes de ce jeu de dupes n’est
pas en question, c’est le drame et l’intérêt de cette situation à la
fois. Tout peut nous enseigner.
Celui qui cherche à être aimé
en le criant haut et fort pressent qu’il sera rejeté dans sa demande.
Mais comme la demande est irréductible, il cherche des stratégies pour
la « faire passer », plus subtilement ou de manière plus machiavélique. Certains ont des atouts, ils ont développé une
connaissance, un art du verbe, un sens de l’humour, une sorte de
« détachement verbal » et ces éléments, dans l’univers irréel
d’Internet, sont largement suffisants pour créer un personnage
parallèle, une « seconde vie » qui devrait permettre de compenser les
manques de l’autre vie, la première, dont la place finit par se réduire
dans le temps.
Si
les forums d’amateurs de voitures de course (ou même de pornographie)
sont transparents quant à l’attente et les besoins de compensation de
leurs participants, certains de ceux qui traitent de « spiritualité » ou
de « développement personnel » se travestissent en permanence. On y joue
d’une subtilité dans la forme qui voudrait cacher le cri primal qui
sous-tend la plupart des propos. Chez certains d’entre eux, il y a une
conscience de cela en arrière-plan, mais cette perception intime est
rarement éclairée, et le jeu se perpétue à défaut de trouver une autre
voie d’expression. Quand la tension devient trop grande, quand la blessure
se révèle intraitable malgré les efforts déployés pour la soigner au
sein de cette mascarade, il peut y avoir une sorte d’effondrement en
soi, douloureux dans un premier temps, déchirant mais salutaire.
Car Internet ne fournit pas de « relations » au sens où
on l’entend habituellement. Tous ces êtres virtuels, ces pseudonymes
sans âme, ne rapprochent de rien ni de personne, et ce qui ressemble à
une tragédie à première vue peut devenir une renaissance après coup.
Chacun est en fait confronté à lui-même. Il n’y a jamais eu et il n’y
aura jamais « un autre », pas plus dans le virtuel que dans le réel, qui
pourrait apporter la compensation tant attendue à cette blessure
première qui crie sa séparation, en déguisant sa plainte pour la faire
accepter.
L’internaute est plus seul que jamais. Il croit parler à « des gens », à
« une famille », à « un forum », mais il se parle à lui-même, affichant
sur son écran la parade de l’ego. Mais ce qu’il lit de lui ne
peut pas être lui, il le ressent intimement. Et ce qu’on lui répond est
tout aussi décalé.
Jamais autant que dans cet univers de "la toile", le
personnage social ne s’est pris dans ses propres filets. L’ouverture sur
le monde (des millions de candidats potentiels pour se faire aimer !)
n’ouvre en réalité que sur sa faille.
Une conscience bourgeonnante
finit par s’éveiller : « Je n’obtiendrai pas ici, non plus, l’amour que
je cherche » et : « Si l’autre, dans ma première vie, n’a jamais
su me donner ce que j’attends de lui, l’autre, dans cette seconde vie,
en est encore moins capable, parce qu’il est encore plus fictif que
celui que j’avais la certitude de voir de mes yeux dans ma vie
quotidienne ». Quel désespoir peut surgir de ce néant ! Mais
quel moment initiatique aussi ! La technologie ne fournira pas plus de
compensation que la "vraie vie".
Quand je vois certains
débats, je me dis que les
paroles de sagesse ne devraient pas être utilisées pour de si basses
besognes, car elles font sur l’écran le bruit de la craie qui crisse sur un
tableau.
L’internaute devrait prendre
conscience de l’utilisation qu’il fait des
agoras de l’Internet. Il aspire, au fond, à un soulagement qu'il ne sait
pas provoquer, à la libération de son âme, pour la sortir du carcan du
mensonge et de la fuite.
Qu’il suspende alors un instant les doigts au-dessus de son clavier, même un
seul instant, et qu’il observe… Il n’y a rien qu’il doive dire à tout
prix, personne à qui le dire, rien à protéger, rien à défendre, et dans
ce désert qu’il avait peuplé de ses fantasmes et de ses mirages, surgit
tout à coup, aussi nettement que ça, la possibilité d’une réconciliation
avec lui-même, d’un apaisement qui ne cherche plus à passer par un
mensonge, une fausse adhésion, et les petites miettes de reconnaissance
que ce combat lui accorde parfois, mais qui n’apaiseront jamais sa soif
d’amour.
Sans doute faut-il parfois en arriver à des extrêmes pour que se
produise la prise de conscience ? C’est la voie abrupte, mais une voie à
part entière. Encore faut-il, au moment de l’effondrement, avoir
conscience qu’il ne s’agit pas d’aller reconstruire une autre illusion
ailleurs.
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