ISTENQS
Ici se termine enfin
Notre quête Spirituelle

 

Un genou à terre

ou le trébuchement du coureur spirituel

 

 

Thierry Vissac - publié dans Recto Verseau n° 163

 

 

Après avoir parcouru les vallées et les collines de la quête depuis si longtemps qu’il ne sait plus s’il faut encore monter ou descendre, le chercheur spirituel (C), porté par le pressentiment de la grâce, s’approche de celui à qui il demande de l’aide (M).

 

C : Je suis désespéré, pourquoi mes efforts n’aboutissent-ils pas ?

 

M : Quels ont été vos efforts et quel aboutissement espérez-vous ?

 

C : J’aspire à connaître l’éveil spirituel et mes pratiques tendent dans cette direction.

 

M : Permettez-moi de vous dire, et cela afin que notre dialogue soit fructueux : l’éveil spirituel n’a pas de direction et il faut vous détendre.

 

C : Que voulez-vous dire ? Je ne suis pas éveillé, il faut bien que je fasse quelque chose pour changer cela ! Vos propos me désespèrent encore plus.

 

M : Vous allez réaliser que votre désespoir n’est pas malvenu. Mais dites-moi ce qu’est l’éveil spirituel et comment vous parvenez à juger que vous n’avez pas atteint cet état particulier ?

 

C : Je ne sais que penser de l’éveil spirituel, je crains de dire une bêtise. Je crois en tous cas que c’est radicalement différent de ce que je vis aujourd’hui.

 

M : Oui ? Et d’où vous vient cette certitude au sujet d’une chose dont vous ne savez pas quoi dire ?

 

C : J’ai lu des livres et participé à des stages qui m’ont convaincu qu’il était possible de vivre autre chose.

 

M : A nouveau, je vous demande votre attention la plus neutre : autre chose ne peut pas être un éveil spirituel.

 

C : Mais enfin, si je n’aime pas ce que je suis, je ne peux prétendre que je suis éveillé ?!

 

M : La question est alors : pourquoi n’aimez-vous pas ce que vous êtes ? La prétention à « être éveillé » est sans intérêt.

 

C : Mais je n’aime pas mes colères, mes doutes, mes peurs, mes angoisses. Nous ne sommes pas ici pour vivre cela, il y a forcément autre chose.

 

M : Si vous vivez toutes ces choses dont vous venez de dresser la liste, comment pouvez-vous dire que vous n’êtes pas ici pour les vivre ?

 

C : Mais elles sont inconfortables !

 

M : Vous avez surtout dit que vous ne les aimiez pas. Je crois que votre attention peut se porter sur ce fait que vous ne remettez pas en question : vous vivez des émotions que vous pensez ne pas devoir vivre, vous ne les aimez pas et vous en déduisez – toujours intellectuellement, je me trompe ? – que lorsque vous vous serez débarrassé de tout cela, vous serez spirituellement éveillé.

 

C : Je ne comprends pas le sens de vos propos.

 

M : Cela est dû au fait qu’ils attirent votre regard dans une direction inhabituelle. Vous souffrez essentiellement de vos certitudes quant à la nature de la spiritualité. Vous n’êtes pas seul dans ce tourment. Il se développe, dans les cercles spirituels, un culte des mirages. Mais peut-être êtes-vous prêt à davantage d’humilité ?

 

C : Oui. Dites-moi comment accéder à l’humilité ?

 

M : Vous êtes prêt à repartir en direction de l’humilité, comme s’il s’agissait à nouveau d’un état qui se tient à distance, de quelque chose d’autre. Regardez avec moi : l’humilité ne peut naître que de l’accueil inconditionnel de « ce qui est », quelle que soit la nature de ce qui est. Elle n’est pas dans l’intention de modifier les formes de notre existence. Nous avons parfois cette arrogance des élèves de la vie qui voudraient modifier les lois de la nature selon leur lubie du moment. Et si ce que vous cherchiez n’était pas ailleurs ? Si vous ne deviez jamais vraiment changer ?

 

C : Je ne suis pas venu pour entendre ça.

 

M : C’est tout le contraire mais vous n’en avez pas encore tout à fait conscience. Je vous invite à regarder ce qui s’éveille en vous devant cette perspective : ce que vous cherchez n’est pas ailleurs et vous ne serez jamais un autre.

 

C : Je ressens une certaine révolte et, je dois le dire, de l’irritation à votre égard. Je pense que vous vous jouez de moi et de mes émotions.

 

M : Vous êtes bien un chercheur spirituel. Lorsque quelque chose ne va pas dans la direction de vos attentes, vous criez au scandale. Voyez-vous le paradoxe de votre attitude ? Vous voulez vivre autre chose mais votre instinct vous conduit à défendre bec et ongles vos certitudes. Comment pourriez-vous vous ouvrir à quelque chose de vraiment neuf dans ces conditions ?

 

C : Vous voyez que vous parlez aussi d’autre chose !

 

M : Je parle de quelque chose de neuf. En vérité, le neuf n’est pas dans le quelque chose mais dans le regard que l’on porte sur lui. C’est mon invitation, aujourd’hui, l’avez-vous reçue ?

 

C : Je crois voir ce dont vous parlez. Vous me demandez de vivre l’instant présent.

 

M : Je ne vous demande rien que vous n’ayez vraiment entendu. L’instant présent est une belle formule, en partie vidée de son sens profond. Si votre course éperdue vers un ailleurs et un autre que moi vous mène vers un autre instant présent, vous ne le vivrez jamais.

 

C : Mais je vis cet instant avec vous.

 

M : C’est possible. Le chercheur spirituel a compartimenté la vie. Des instants lui semblent proches de la grâce et d’autres lui en paraissent éloignés. Mais cette division est produite par la pensée spirituelle qui n’est en rien supérieure à toute autre pensée. Une pensée peut, au mieux, évoquer une réalité mais elle n’est jamais, en elle-même, la réalité qu’elle évoque. Je ne parle pas de vivre pleinement des instants privilégiés mais de privilégier chaque instant.

 

C : Je ne vous suis plus.

 

M : C’est mieux ainsi. Chaque fois que vous me suivez, il est probable que vous n’entendiez qu’une confirmation de vos certitudes. S’il est question d’un regard neuf, le coureur spirituel ne peut pas suivre puisqu’il lui est demandé de suspendre sa course folle vers nulle part.

 

C : Je suis complètement perdu, que dois-je faire ?

 

M : Revenons à ce manque d’amour à l’égard de ce qui s’anime en vous. Vous êtes affligé du syndrome du chercheur spirituel. A vos yeux, votre existence est une erreur, et vous devez vous hisser sur d’autres sommets. Mais vous êtes venu me parler et, en réponse, je vous fais cette invitation : abandonnez votre course vers les mirages de la quête et tournez ce regard qui scrutait l’horizon de vos attentes ou les cimes du devenir vers ce qui vous est offert ici, tout de suite et à chaque instant.

 

C : Si j’abandonne ce que vous appelez les mirages, il ne reste rien.

 

M : Il reste une réalité que vous n’avez jamais explorée à cause du jugement que vous portez sur elle.

 

C : Mais de quelle réalité parlez-vous donc ? Si vous m’enlevez l’espoir de devenir quelqu’un de plus lumineux, de plus calme, de plus joyeux, je reste une loque humaine. Quel autre jugement pourrais-je porter sur cette réalité ?

 

M : La perception de la loque humaine est issue de vos pensées. Si vous n’aviez jamais rencontré ces pensées « spirituelles » dont vous vous êtes emparé pour croire que votre perfection était « ailleurs », il n’y aurait pas de loque humaine.

 

C : Mais ces « pensées spirituelles » existent bien pourtant ?!

 

M : Au risque de vous irriter encore : je ne crois pas. Vous avez fait une interprétation de ce que vous avez lu ou entendu.

 

C : Je suis désolé mais vous ne parviendrez pas à me convaincre que mon salut est dans ce que je suis aujourd’hui.

 

M : Votre salut est dans le regard que vous portez sur ce qui est, ici, tout de suite. Cette exploration innocente de la nature de l’instant est une révélation. Sans cela, vous êtes condamné à errer sans fin sur la piste des coureurs spirituels, tendus vers le mirage d’un podium spirituel éclairé de mille feux, négligeant le fait essentiel que la merveille de la vie est une flamme simple au cœur de cet instant.

 

C : Je n’ai jamais trouvé la merveille à l’endroit où vous le dites.

 

M : L’avez-vous trouvée ailleurs ?

 

C : …

 

M : Vous avez un avantage sur d’autres coureurs aujourd’hui, je le soulignais tout à l’heure : vous êtes fatigué de votre course. Ce moment de fatigue est salutaire, il est l’opportunité d’un Abandon à la réalité de ce qui est.

 

C : Mais ce qui est doit apparaître sous un autre jour ?

 

M : Sans doute, puisque vous n’en avez pas vu la merveille. Je ne crois pas à la valeur des explications, mais je vais me compromettre un peu pour vous aujourd’hui : la merveille n’est pas dans la forme ou le contenu de ce qui est mais dans le regard bienveillant et accueillant qui est naturellement porté sur ce qui est.

 

C : Vous voulez dire que je dois faire l’effort de voir le côté positif des choses ?

 

M : Je ne veux rien dire de la sorte, vous énoncez vos principes éculés. Soyez plus attentif. L’effort mental sera sans effet. Je parle de quelque chose de plus profond qui est parfois vécu comme un effondrement par le chercheur spirituel. Quand le coureur spirituel en vous sera prêt à mettre un genou à terre et pourra envisager de ne pas repartir en courant vers ses fantasmes et ses projections, quelque chose de neuf se produira certainement dans votre regard.

 

C : Je veux bien croire que si je dois demeurer assis passivement à contempler mon nombril et tenter de le trouver merveilleux, je vais vivre un effondrement !

 

M : Il n’y a aucune passivité dans le regard d’accueil. Ce que vous dites est un de ces leurres du coureur qui lui permet de motiver sa course. L’accueil est dynamique, bien que sans effort véritable. L’effort épuisant de la course est sans objet réel, il est perdu. Si vous vous ouvrez à « ce qui est », à chaque instant – et entendez bien cette expression qui ne peut pas signifier : chaque instant sauf ceux qui sont décidément sans valeur –, vous revenez à l’endroit et au moment que vous cherchiez partout ailleurs. Il n’en existe d’ailleurs pas d’autre.

 

C : Il doit y avoir quelque chose qui m’échappe. Je comprends les mots que vous me dites mais je ne vois toujours pas la merveille.

 

M : La merveille n’est pas dans les mots que je dis. Ces mots sont assemblés pour former une invitation. Il vous reste à y répondre. Cependant, laissez-moi vous prévenir de ceci : ne vous attachez pas trop au mot « merveille », en particulier. Sans quoi vous allez à nouveau créer un mirage. Ce qui est merveilleux est toujours plus simple que ce que l’esprit peut concevoir.

 

C : Je suis ouvert à votre invitation. En imaginant que je sois capable d’y répondre, quelle devrait être mon attitude ? Avez-vous un conseil ?

 

M : Observez comment le coureur spirituel est actif à chaque instant de votre vie, vous éloignant résolument de toute chose pour vous porter vers un ailleurs, un autre que moi. Quand vous aurez vu cela, vous aurez vu l’essentiel de votre tourment. Le coureur spirituel est toujours attendu ailleurs, il n’est jamais à sa place. Il ne peut pénétrer la richesse de l’objet qu’il a devant les yeux, du dialogue auquel il est partiellement présent ou de l’être qu’il croise. En effet, il est persuadé d’être attendu ailleurs, un peu comme s’il devait rejoindre une élite humaine qui ne serait pas condamnée à vivre ces instants trop communs de la vie quotidienne. Il y a une ambition terrible dans cette course spirituelle faite à la fois de désespoir et d’orgueil.

 

C : Je vois ce coureur spirituel mais que faire,  alors ?

 

M : Il s’agit bien sûr moins de faire que de laisser être. Je suggère d’être avec ce qui est, comme un accompagnement, là où la fuite nous emportait dans son urgence. L’instinct du coureur ne va peut-être pas céder tout de suite et vous verrez comment il est prêt à reprendre ses jambes à son cou. Mais la joie simple qui naît de cette rencontre avec ce qui est vous guidera plus sûrement que toute autre chose.

 

C : Je souhaitais rencontrer Dieu, m’élever vers la grâce et vous me renvoyez à moi-même ?

 

M : Dieu ne vous attend pas ailleurs. Quant à ce moi-même dont vous parlez, il n’a pas fini de révéler sa richesse pour peu que vous cessiez de le négliger. Pour l’instant, vous n’avez fait que jeter un coup d’œil rapide sur ce moi-même et cela vous a incité à courir.

 

C : Quelle est cette richesse cachée dont vous parlez ?

 

M : La richesse n’est cachée que par le mouvement de la course vers un ailleurs et un autre que moi. Ce mouvement interdit toute rencontre véritable avec ce qui est. La richesse vient du fait que vous êtes à nouveau disponible pour cette rencontre. Mais cette richesse se vit, elle ne s’explique pas. Si vous en avez fini avec cette folie de la spiritualité mentale, vous vous autorisez à ne plus seulement entendre les mots qui pointent dans la direction de la richesse mais à la vivre, n’est-ce pas ?

 

C : Oui, je crois.

 

M : Dans ce cas, je vous laisse à cette rencontre. Vous verrez qu’elle ne conduit pas à votre nombril. Quand vous aurez saisi, avec l’entendement du cœur, le sens de ces paroles, vous verrez que ce moi-même est beaucoup plus vaste et profond que le creux d’un nombril.

 

C : Il me semble que quelque chose s’éveille en moi à ces mots. J’ai le sentiment que le coureur vient de mettre un genou à terre.

 

M : Dans cet espace qui s’offre à vous alors, vous renouez avec l’inspiration originelle de la quête.

 

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