ISTENQS
Ici se termine
enfin
Notre quête Spirituelle
Le souffle et la flûte
Thierry Vissac - Publié dans la revue 3° Millénaire n° 101
sur le thème :
De la personne à l'impersonnel
Pour commencer, nous ne devrions éprouver aucun
problème à reconnaître la dimension personnelle de notre existence.
Ce n’est pas comme si nous avions le devoir, pour des raisons
spirituelles, de pratiquer le déni ou le rejet de cette réalité si
prégnante de notre existence : nous sommes, de façon dominante, dans
notre vie quotidienne, des individus séparés des autres par des
distances concrètes ou virtuelles, et en demande de rencontre et de
communion. Il serait hypocrite et mal fondé de commencer une
exploration de la nature de notre existence sur un postulat qui
affirmerait que nous nous vivons autrement que comme une
« personne ». Le regard conscient (plutôt que les spéculations
intellectuelles et les constructions mentales) permet de reconnaître
que nous sommes quotidiennement animés par des forces, des passions,
des instincts, des désirs qui font de nous des personnes en quête de
survie, de bonheur et de bien-être.
Une fois ce constat honnête établi, il est
possible de considérer la possibilité de ne pas être « que cela ».
Cependant, pour que cette possibilité ne soit pas trop rapidement
figée dans une sorte de croyance automatique, il est nécessaire de
vérifier la validité de ce potentiel et de ne pas faire cette
vérification par procuration mais de la vivre en direct, au cœur de
soi.
L’être humain est-il condamné à n’exprimer que
des besoins personnels ? Est-il réduit à cette quête individualiste,
voire egocentrique, de l’existence, qui se manifeste fortement dans
les pratiques du développement personnel aujourd’hui ? Est-il autre
chose, dans son essence ou sa nature profonde, qu’une capsule de
chair habitée par la peur et la division ?
Pour faire cette découverte, il vaut mieux
éviter de recourir uniquement à la cogitation car l’exploration de
notre nature profonde ne se fait pas « dans la tête », ni « dans les
livres ». Il est nécessaire d’effectuer une « descente en soi », de
pratiquer une spéléologie de la conscience, les yeux grands ouverts
et le mental en veilleuse.
Lorsque nous sommes attentifs à notre vie
intérieure, c’est-à-dire que nous ne sommes pas coupés de notre
ressenti le plus intime, pas enfermés dans la pensée discursive ou
le bavardage mental, même le plus inspiré, nous réalisons assez
facilement que nous sommes le lieu d’un foisonnement de vie.
Ça bouge en permanence
au-dedans, et nous sommes conditionnés à gérer tout ça de peur que
ça déborde, d’être submergé, de perdre le contrôle.
Cette gestion est équivalente à une répression.
Nous fermons des tiroirs, plaçons des couvercles et fermons des
portes sur beaucoup de choses en nous pour des raisons spirituelles.
Pourtant, s’il existe une dimension impersonnelle à l’être, ce n’est
pas en fuyant ce qui émerge en soi que nous allons le découvrir,
même si c’est pour fuir vers des paradis artificiels ou des
constructions mentales lumineuses et aseptisées.
Autrement dit, nous évitons le lieu même de la
découverte et préférons par peur et par conditionnement collectif
nous évader dans des pensées, des concepts, et des projections que
nous finissons par prendre pour « la vie ».
Chaque fois que l’être humain a découvert en
lui-même la possibilité de l’amour, du don gratuit, de la communion
avec l’environnement ou avec les autres qui tend à dissoudre les
contours de la personne pour la replacer dans une perspective plus
vaste, cette révélation est « ressentie » et non « pensée », elle
émerge de son centre et non de sa tête. La surprise que constitue,
pour un individu engagé à plein temps dans sa survie personnelle, de
voir s’exprimer au travers de lui des élans, des aspirations, des
valeurs qui le dépassent, correspond à l’habitude malheureuse de nos
congénères de ne plus savoir ce qui se produit en eux, trop occupés
à penser la vie, ils en oublient que l’objet de leur quête est son
sujet.
La dimension impersonnelle de l’existence siège
au cœur de la personne. Si la seconde a tendance à museler la
première (notre civilisation nous a formaté à n’être que des
individus), la première ne tue pas la seconde. Le manichéisme d’une
quête qui veut que l’impersonnel soit l’aboutissement de la vie
terrestre quand il annihile la personne est l’expression d’une
spiritualité du refus et de la fuite, alimentée par des lectures mal
comprises.
L’individu est le passage de l’intelligence de
la vie à tout instant, il ne saurait être autre chose. Il est
l’expression particulière d’un processus gigantesque, d’un
écosystème cosmique, dont il peut naturellement se percevoir comme
séparé tout en découvrant à divers moments (de plus en plus
clairement quand il est intérieurement disponible
pour cette prise de conscience) qu’il n’est qu’une goutte
d’eau d’un océan ou, pour une utiliser une image qui me semble plus
capable d’éveil, un passage du souffle de vie, comme l’air passe
dans la flûte. La mélodie que joue la flute est dépendante du fait
qu’elle se reconnait comme un passage et qu’il n’y a « personne »
pour boucher tous les trous de la flute en même temps.
Il serait finalement dommage de renier le point
de vue personnel sous prétexte que le chercheur s’impatiente de
vouloir n’être plus qu’impersonnalité. L’histoire de notre
incarnation n’est pas une erreur et n’est pas méprisable au point de
renier l’évidence de chaque instant : la personne. Mais elle n’est
pas limitée à cela et la découverte de notre nature complète,
d’abord comme un apprivoisement, parce que la vie intérieure est
perçue comme un animal sauvage pour l’homme occidental, puis par
l’exploration ouverte permet de reconnaître, en conscience, ce
statut de « passage » qui est à la fois la flûte et le souffle, l’un
ne devant pas exclure l’autre, aussi longtemps que la flute est
présente.
Je suggère à tous les chercheurs d’absolu de se
réconcilier avec le relatif et d’y découvrir une communion beaucoup
plus authentique. Je préconise principalement de permettre au
souffle de circuler librement et en conscience, par l’accompagnement
sans crispation des multiples expressions de l’intelligence de la
vie en soi, même les plus inconfortables et, par cet acte d’amour
fondamental (accueillir « ce qui est », en soi), de laisser
s’exprimer ce qui est tenu comprimé par nos habitudes de contrôle et
de fuite, y compris celles issues des concepts et projets
spirituels.
Le souffle libre doit passer par la flûte pour
jouer une mélodie sans laquelle il n’est pas « vécu » comme souffle
créatif. L’Intelligence de la vie n’appartient pas plus à la
personne que le souffle à la flûte, mais elle l’anime d’une façon
qui mérite le respect des deux réalités.